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Mitski : Douce Évasion dans le Spleen

écrit par Eliaz Ait seddik le mercredi 22 mai 2024

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Mitski : Douce Évasion dans le Spleen

Mitski : Douce Évasion dans le Spleen
Mitski au festival Day In Day Out à Seattle (2022) © David Lee 

 

Les 17 et 18 mai, la chanteuse de rock indépendant Mitski a investi le cinéma le Grand Rex pour deux performances mémorables et pleines de sa mélancolie caractéristique. L’occasion de revenir sur la carrière encore un peu méconnue de cette artiste singulière, à travers un guide de cinq de ses chansons. 

« Parfois j’ai le sentiment que la vie serait plus simple sans espoir, sans âme ou sans amour. Mais, lorsque je ferme les yeux et pense à ce qui m’appartient réellement, à ce qui ne peut être ni confisqué, ni détruit, je vois ces sentiments ». Ce sont par ces mots que Mitski a annoncé son dernier opus, The Land is Inhospitable and So Are We (2023) et ils pourraient servir d’épitaphe gravée sur son œuvre entière. 

En effet, cette Pythie de la mélancolie a saisi avec une acuité sans nul pareil, la cruelle ambivalence des émotions humaines, capables tout autant de nous élever et donner une raison de vivre que de nous terrasser et de nous rappeler notre fragilité.  

Née au Japon d’un père américain et d’une mère japonaise, l’artiste en devenir a connu une jeunesse instable - ballotée entre divers pays (Turquie, Chine, République Tchèque, etc…) par le travail de son père pour le gouvernement des États-Unis – propice à lui donner le « Spleen » tel que défini par le poète Charles Baudelaire : une mélancolie pesante et le manque constant d’un lieu qu’elle pourrait appeler son « chez soi ». Ce n’est qu’une fois entrée à l’Université de New York qu’elle trouvera à la fois un point d’ancrage et sa vocation musicale ; enregistrant ses deux premiers disques : Lush (2012) et le sardoniquement nommé Retired from Sad, New Career in Business (2013), tout en étudiant en parallèle et en assurant le rôle de vocaliste en dilettante pour un groupe de métal progressif. Cela n’est qu’un aperçu des multiples facettes d’une créatrice hors pair, que nous vous proposons de découvrir en cinq titres emblématiques : 

 

First Love / Late Spring”: 

S’il y a de très beaux morceaux sur ses deux premiers albums, c’est bien avec son troisième opus, Bury Me at Makeout Creek (2014) que la diva morose prend son envol artistique en exposant pleinement ses vulnérabilités. Accompagnée d’un synthé prenant des intonations d’orgue, d’un chœur et d’un effet de réverbération, la production de cette chanson lui donne une ambiance ecclésiastique, tout à fait propice à accueillir l’imploration que cette pratiquante de l’amour autodestructeur adresse à l’être adulé : « Please don’t say you love me / One word from you and I would / Jump off this ledge I’m on » (« Je t’en prie ne dis pas que tu m’aimes / Un mot de ta part et / Je sauterai de la corniche où je me trouve »). L’artiste y partage également une des observations les plus dévastatrices de sa discographie, en soulignant la façon dont la notion d’âge perd toute valeur lorsque les sentiments s’en mêlent : « And I was so young when I behaved 25 / Yet now, I find I’ve grown into a tall child » (« Et j’étais si jeune lorsque je me comportais comme si j’avais 25 ans / Pourtant aujourd’hui, je me retrouve dans la peau d’un grand enfant »). 

https://www.youtube.com/watch?v=DVIaDzs1EH4&ab_channel=Mitski

 

I Bet on Losing Dogs”:

Ce morceau gagne la palme de la meilleure métaphore pour la poisse qui semble toujours pousser certains dans les bras des mauvais partenaires. Sur cette pépite de son quatrième disque, Puberty 2 (2016), Mitski se décrit ainsi comme une spectatrice de combats de chiens ne cessant de parier sur les perdants. Loin d’y adopter un ton revanchard ou courroucé, résonne dans son chant toute l’empathie et l’identification ressentie pour ces « losers » ayant traversé brièvement sa vie. 

Loin de nous l’idée de réduire la réussite de ce morceau à ses paroles, tant la mélodie cristalline nous cueille dès les premières mesures où l’interprète fait fi de toute sa dextérité littéraire pour entonner un air de comptine répétant le mot « baby » à sept reprises. Tandis qu’un chant choral non-verbal en arrière-plan, parachève de donner sa dimension spectrale à cette composition qui n’a pas terminé de nous hanter. 

https://www.youtube.com/watch?v=XfMBdq5iFnw&ab_channel=Mitski
 

Washing Machine Heart”:

Be the Cowboy (2018) est considéré par beaucoup comme le magnum opus de cette aventurière mélo-mélancolique où cohabitent « tubes » en puissance (« Nobody » notamment) et expérimentations sonores poussées dans leurs retranchements (« Geyser », « Blue Light »). Ce morceau réunit le meilleur de ces deux mondes. À partir d’une métaphore aussi invraisemblable que limpide sur la « charge mentale » que certains partenaires peuvent faire ressentir en nous accablant de tous leurs malheurs, Mitski présente son cœur comme une « machine à laver » où son amant « jette ses chaussures sales ». L’occasion idéale de convoquer une ritournelle de synthés mimétique du tournoiement de ladite machine, ainsi que des bruitages électroniques qui auraient toute leur place dans un titre de Kraftwerk ou des Daft Punk. S’y niche également l’interprétation la plus sensuelle de la chanteuse ; son timbre chaleureux, sa diction trainante et alanguit, tandis qu’elle annonce fièrement avoir changé de rouge à lèvres « pensant peut-être t’embrasser ce soir ». 

https://www.youtube.com/watch?v=3vjkh-acmTE&ab_channel=MitskiVEVO

 

“Working for the Knife”:

Être artiste – et a fortiori chanteuse – implique forcément une relation avec un public, aussi flou et disparate soit-il. À travers ce premier single de son album Laurel Hell (2022) – marquant la plus longue attente entre deux de ses projets – Mitski réalise un bilan sur sa carrière et s’interroge sur ce qui la pousse encore à jeter en pâture ses traumatismes et échecs à des auditeurs éternellement insatiables et insatisfaits. Illustration de ce constat ; la direction musicale de cet album a été reçu par de nombreux fans des débuts comme « trop commerciale ». Or, si certains synthés et lignes de basse y évoquent le retour sous les projecteurs des sonorités du « Hit Parade » des années 1980, le Spleen Mitskien lui est toujours bien intacte, comme en témoignent ces vers simples qui déchirent tout autant que le « couteau » du titre : « I always tought the choice was mine / And I was right, but I just chose wrong » (« J’ai toujours pensé que le choix était mien / Et j’avais raison, mais j’ai juste fait le mauvais choix »). 

https://www.youtube.com/watch?v=HYbXt4_r9Pw&ab_channel=Mitski

 

The Deal” :

Après le virage plus « grand public » de son Laurel Hell, le dernier disque de l’artiste ; The Land is Inhospitable and So Are We (2023) marque un brusque retour à l’austérité et à la prédilection pour les instruments acoustiques de ses tout premiers albums. Si cette atmosphère peut de prime abord paraître – justement – « inhospitalière », il s’agit en réalité d’une des œuvres les plus sublimes et cohérentes de son autrice. 

Accompagné d’une simple guitare acoustique, « The Deal » revisite le célèbre « Corbeau » d’Edgar Allan Poe, en mettant en scène le « pacte » réalisé par une Mitski, plus mélancolique que jamais, cherchant à se débarrasser de son âme endolorie en la confiant à un volatile nocturne. Lorsque celui-ci finit par se faire le porte-parole de l’âme abandonnée, ses mots résonnent avec une hantise aussi glaçante que le « Plus jamais » du corbeau d’Edgar Poe : « You won’t hear me singing / You’re a cage without me / Your pain is eased, but you’ll never be free » (Tu ne m’entendras plus chanter / Tu n’es qu’une cage sans moi / Ta souffrance est apaisée, mais tu ne seras plus jamais libre »). Après plus de dix ans de carrière, Mitski semble plus consciente que jamais de l’ambivalence du Spleen qui l’habite, poids difficilement supportable dans sa vie personnelle et sentimentale, mais clé de sa singularité et sensibilité en tant qu’artiste et être humain. Une telle lucidité ne peut que préfigurer de nombreuses splendeurs à venir. 

https://www.youtube.com/watch?v=iFXwChLAyFM&ab_channel=MitskiVEVO



 
Eliaz Ait seddik
écrit le mercredi 22 mai 2024 par

Eliaz Ait seddik

Rédacteur chez Janis, nouveau média 100% musique lancé par LiveTonight

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