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Avec Ilion, Slift transcende ses limites 

écrit par Felix Delamare le jeudi 8 février 2024

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Avec Ilion, Slift transcende ses limites 


Il y a des groupes dont on retient l’énergie rageuse contenue dans des titres courts aux allures de crochets pleine mâchoire. D’autres, les compositions psychédéliques fluctuantes et planantes. Il y a ceux dont le son nous transpose vers des époques de rébellion que l’on a pas vécues, ou dans les rues bondées de villes lointaines que l’on a pas foulées. En revanche, je n’en vois qu’un capable d’émuler ces trois aspects, en manipulant les atomes instables du heavy et les molécules complexes du space rock. Ce groupe se nomme Slift, un trio toulousain formé en 2016 par les frères Fossat et leur ami Canek Flores. Après des débuts discrets, ils acquièrent une soudaine notoriété grâce à une session live postée sur KEXP. S’y dévoilent l’intensité de leur son et la richesse d’un univers empreint de science-fiction. Ce succès naissant va les  propulser et l’arrivée d’Ummon - second album monstrueux - marquera l’année 2020 du fil de sa lame géante. Suivons leur histoire depuis le regard d’un curieux, de ce disque jusqu’à Ilion, nouveau LP paru le 19 janvier sur le label Sub Pop. 

Avec Ilion, Slift transcende ses limites 


Quand Slift te tombe dessus. 


Durant des heures, les éclairs ont déchiré le ciel et allumé la nuit. La pluie torrentielle a fait gonfler les fossets, pleurer les venelles et suer les murs de la grange familiale. À l’aube, le silence est ponctué des trilles d’oiseaux matinaux. Les champs et les forêts ont l’allure  dépouillée d’un lendemain d’orage et la brume, opiniâtre, en révèle lentement les contours froissés par le vent. Depuis ma haute fenêtre, j’observe l’apparition des coteaux vaporeux troublés par les faibles lumières de maisons parsemées. Ces halos fragiles, cadrillages diaphanes sur l’étendue sylvestre, signalent que le monde s’éveille. Ce spectacle emplit mes sens et le son qui l’accompagne en accentue la force, transforme la vue connue en un théâtre fourmillant de détails. Depuis un certain temps, les enceintes crépitent, trop fort pour le début  du jour, mais je ne veux pas baisser. Nous sommes en 2020, en pleine lecture de la Zone du Dehors, un personnage m’obsède.

Au hasard d’une recherche virtuelle je tape les 5 lettres de son nom et tombe sur le groupe toulousain éponyme, Slift. Si je reste impassible, les yeux rivés sur l’horizon sans sentir le passage du temps, c’est qu’Ummon, leur dernier projet en date, dégage une force démesurée dont les courants désorientent et fascinent. L’épopée de riffs vrombissants et de jams psychédéliques, compte l’histoire de civilisations spatiales, figures divines aux pouvoirs sans limites. Les musiciens y développent un univers cryptique, immense au point qu’il devrait déborder du disque. Sa pochette noire, posée contre la platine, absorbe les raies de lumière. Les reflets font ressortir la constellation et la silhouette d’un épéiste géant lancé en avant. Cette illustration, réalisée par l’auteur de BD de science-fiction Caza, est la  parfaite illustration des 11 titres. Ce premier volet, aussi dense que 5 bouquins de Space Opera, est un bouleversement en audio. Il me fera vivre une terrible tempête en live, un soir d’octobre 2021 sur une péniche à Paris. 


Les riffs tonnent et le navire tangue. 


Sur la scène de Petit Bain, les Toulousains ne forcent pas le trait. Laconiques, ils trônent alignés comme un seul homme qui se livre. Pas d’introduction, de regards entendus ou de politesses feintent, ils jouent leur jeu et dès les premiers accords, mon cœur tressaute. L’atmosphère change. La couche de silence et d’impatience dégouline pour laisser vibrer la guitare de Jean Fossat. L’ambiance vire, la houle se lève quand s’élèvent les premiers cris en écho aux riffs. Sur les murs de fuzz, la bière fuse devant mes yeux en ondées tièdes. La moiteur de la cale augmente et ma sueur perle, s’échange d’épaules à épaules, de mains en mains. Entre les titres, le trio ne lâche aucun mot, seules les compositions s’expriment et leurs voix sont déflagrations. La musique, quatrième être d’une stature massive, évoque un géant de marbre habité de flux terribles. Les frappes de Canek sont le rythme de ses pas, elles font tanguer le navire et vaciller le public. Certains autour de moi reculent et refusent le combat, se réfugient dans l’écoute et la contemplation. Sur Citadel On A Satellite, un labyrinthe de guitares alternant plans planants, cœurs et riffs massifs, la fosse s’est changée en arène.

Le trio tord ses compositions, oblique vers des jams en pilote automatique leur donnant de nouvelles formes. L’instrument à 6 cordes y est pour quelque chose : Il sonne organique, comme doté d’une conscience propre flirtant avec le risque. À deux doigts de la chute, il surprend sans cesse enchaînant zigzags et figures au bord du précipice rythmique. Les moments d’accalmie n’en sont pas, chargés de la lourdeur qui précède l’orage. Le trio clôt en longueur avec Lions, Tigers and Bears, une cavalcade de 13 minutes pour achever l’audience. Le son de Slift s’est définitivement infiltré en moi, mais il ne suffit plus. Mes jambes, alourdies par l’effort, peinent à me soutenir et l’air se fait rare. J’observe les silhouettes autour de moi, leurs pulsions chaotiques de l’heure précédente s’estompent lentement, les épaules s’affaissent et les visages, aux yeux écarquillés, semblent hébétés par la ténacité inhumaine des musiciens. Sur scène, les frappes de Canek ont entamé un mouvement perpétuel. J’ai l’impression qu’il pourrait taper des heures, avec rythme, force et souplesse. Jusqu’au terme, je m’immerge dans les images qui défilent en arrière-plan et la poésie, de l’écriture, du chant et des sons fonde une cohésion. De retour sur le pont, j’avale l’air frais avec avidité. Mon regard s’attarde sur le  ciel parsemé d’étoiles … j’ai l’impression de revenir d’un long voyage. 


Ilion, et Slift s’empare du vertigineux. 


Ummon n’en est que la première partie : un disque fondateur avec lequel Slift a transcendé les genres, acquis une renommée internationale et décroché à coup de lives endiablés sa signature chez Sub Pop. C’est également la marque de leurs personnalités : des explorateurs rythmiques en quête d’inconnu, d’improbable. Pour de tels esprits, la question de la suite se pose rapidement, voire continuellement. La volonté d’aller plus loin, de composer des mondes et de toiser ses limites pour mieux les briser. 

Je lance donc Ilion - nom Grec de la ville de Troie - et son premier titre éponyme. Le disque s’ouvre sur la chute de l’humanité et le trio me happe avec facilité. Des cœurs liturgiques résonnent dans l’obscurité, semblent annoncer une catastrophe à venir. Les prophètes ne s’y trompent pas, la première détonation, rejointe par un panache de riffs, une basse saturée et une ligne de batterie puissante illuminent l’espace. L’instrumental revêt d’emblée cette force caractéristique de Slift, dotée du tranchant foudroyant du métal, elle maximise la densité de son space rock à la Hawkwind. Ce n’est qu’un aperçu de ce que le trio développe en 8 titres. À bord de la nef sliftienne, j’observe les paysages dont les compositions changent les reliefs. Je passe ainsi de la désolation de mondes déchus à la destruction d’astres brûlants. Ilion est également plus métaphysique que son prédécesseur, de l’énergie inouïe des grandeurs il opère un retour vers soi, des minutes méditatives qui disposent d’une essence mystique. La variété instrumentale est alors poussée à l’extrême : le travail de guitare, la basse aux accents acide jazz et les changements de tempo n’en finissent pas de frapper. Jean Fossat déclarait qu’il  travaillait la guitare comme un cuivre, pour contrer ses réflexes gestuels. Cette réflexion poussée offre sa richesse au disque et la virtuosité des musiciens permet de conserver son unité sur toute la longueur des compositions. 

Ummon m’avait retourné, Ilion m’embarque dans une quête où se succèdent doutes, peurs et audaces. La chute des trois premiers titres précède une épopée terrible, puis la découverte d’une possible renaissance : celle d’un monde cyclique qui laisse poindre l’espoir,  exprimé par l’évolution des mélodies et le travail de conteur de voix ancestrales, plus que jamais pénétrantes. Au travers des écoutes, je me mue en explorateur, chassant  les anfractuosités dans les mélodies. La destination d’Ilion n’est pas la conclusion d’Enter The Loop, ou l’atmosphère éthérée de The Story That Has Never Been Told. Son point final est plus intime et changeant. Il se situe dans l’interprétation personnelle que l’auditeur s’en fait, qu’il bâtit à chaque retour dans ses méandres rythmiques, avec patience, sur la durée, à  rebrousse-temps des tendances de notre temps.

Felix Delamare
écrit le jeudi 8 février 2024 par

Felix Delamare

Rédacteur pour Janis, nouveau média 100% musique lancé par LiveTonight

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mis à jour le jeudi 8 février 2024

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