Les petites histoires derrière les guitares les plus chères du monde
La guitare fait partie de ces hobbies qui, quand on s’y met assez jeune, nous font prendre conscience de la valeur - et du prix - des choses. Quitte à parler matérialisme plutôt qu’éveil musical, on comprend qu'en tannant nos parents pour qu’ils nous achètent notre premier instrument, qu’il en existe de qualités aussi diverses qu’imperceptibles à nos yeux, et à des fourchettes de prix dont l’ampleur dépasse tout simplement notre entendement. On fait un tour dans un shop, chez Cultura ou sur Thomann, et on y trouve une gamme allant des dizaines, aux dizaines de milliers d’euros : l’électrique la moins chère sur Thomann est à 59 €, la plus chère à 25.190 €.
La Fender George Harrison "Rocky" MBPW, la plus chère du site thomann.de
Et ça, c’est sur le marché : on parle d’objets neufs, dont la valeur est jugée mathématiquement sur la base d’un modèle de construction défini. Le prix de la guitare dépend alors, entre autres, de la qualité des matériaux utilisés, de son lieu et mode de fabrication (industrielle ou manuelle, seule ou à la chaine, sur place ou délocalisée), et enfin des objectifs de vente et de la rareté qu’on lui donne. Faites passer l’instrument aux mains d’une rockstar ou deux, et la grille d’évaluation se renverse complètement. Importent maintenant les cordes, les modifications apportées, les enregistrements sur lesquels on l’entend, aux mains de qui, lors de quel concert… Tout cela apporte à la valeur de l’objet, certes. Mais comment en juger le prix ? Face à l’impossibilité de quantifier objectivement cette authenticité, les enchères interrogent la valeur subjective que chacun y accorde. Alors qu’à la valeur de l’objet lui-même se substitue quelque chose d’impalpable, une aura, les prix prennent, eux aussi, une ascension mystique. Petit tour d’horizon des cinq guitares les plus chères de l’histoire.
Iconique : la Fender Stratocaster de Jimi Hendrix, ou "Woodstock Strat"
Vendue en 1993 à Paul Allen, cofondateur de Microsoft, à un coût estimé de 2 millions de dollars, la guitare trône aujourd’hui au Musée de la Pop Culture à Seattle, d’où est originaire Hendrix. Elle était l’une des favorites du guitariste, et elle doit notamment son nom au festival Woodstock de 1969 qu’Hendrix clôturait, la Strat « blanc olympique » à la main. Achetée l’année précédente, elle n’a rien d’exceptionnel en soi si ce n’est que, ne trouvant pas de modèle pour gaucher, Hendrix se contente d’en retourner un pour droitier. C’est de là que découlent les seules modifications concrètes faites à la guitare - notamment un trou percé dans la partie inférieure du corps, afin d’attacher la sangle dans l’autre sens. Autrement, seul le montage des cordes est inversé. La tête d’Izabella - comme la surnommait Hendrix - étant asymétrique, les tensions varient sur l’ensemble du jeu : les aigus s’en trouvent moins stridents, les graves plus clairs. Fender est allé jusqu’à reproduire cet effet sur sa « Jimi Hendrix Stratocaster », construite avec une tête retournée pour imiter le son du guitariste de légende. Ironiquement, elle n’existe que pour droitier : Justin Norvell, chargé de développement chez Fender, explique que les gauchers n’ont qu’à reproduire l’idée de Jimi pour obtenir le même son…
Jumelle : la Gibson J-160 E acoustique de John Lennon
Plus hallucinante peut-être que l’apport de cette guitare au son des Beatles, est son histoire. Lennon l’achète en 62 à Liverpool, en binôme avec George Harrison qui prend lui aussi une J-160. Mais le chanteur la perd en tournée en Europe l’année suivante. De là, c’est un certain John McCaw qui l’achète à un ami, en 69, en Californie. Personne ne sait comment elle a traversé l’Atlantique. C’est une photo, dans un magazine, de sa sœur jumelle - celle de Harrison - qui met la puce à l’oreille du guitariste amateur en 2014, 50 ans plus tard. Le numéro de série de la Gibson de George n’est qu’à 4 chiffres du numéro qu’affiche celle de(s) John(s). S’ensuit alors enquête, comparaisons d’images, authentification, prise de contact avec Yoko Ono, pour enfin aboutir aux enchères - desquelles McCaw et Ono consentent de partager les profits. La J-160 est alors achetée anonymement au prix de 2,410,000 dollars. Plus envoutant encore, John McCaw explique que se dévoilaient par la suite, avec le passé de la guitare, ses véritables sonorités, celles de I Want to Hold Your Hand et de Please Please Me. C’est en regardant le clip de I Want to Hold Your Hand que McCaw et son prof de guitare font le rapprochement (notamment l’égratignure sur le corps, qu’on voit recouverte sur la photo au-dessus).
Collector : la Stratocaster « Reach out to Asia »
Au centre du classement, peut être la pièce la plus représentative de ce qu’apporte la griffe d’une - ou en l’occurence de 20 - rockstars au prix d’une guitare. Loin des faits d’armes et anecdotes qui constituent le mysticisme des deux précédentes, « Reach Out of Asia » a la particularité d’avoir été signée par nombre de musiciens de légende. L’objectif était alors de lever des fonds d’urgence pour les victimes du tsunami s’étant abattu en Asie du Sud-Est en 2004. Signé, entre autres, par Mick Jagger, Keith Richards, Eric Clapton, Brian May, David Gilmour, Mark Knopfler, Angus et Malcolm Young et Paul McCartney, le joyau est adjugé à 2,7 millions de dollars à une princesse qatarie, Sheikha al Mayassa. Bien sûr, l’immensité de la somme réside aussi dans l’aspect caritatif de l’achat et il est, là encore, impossible de faire de cet argent la valeur en soi de l’objet.
Légendaire : la « Black Strat» de David Gilmour
Elle aussi vendue dans le cadre d’une oeuvre de charité, la favorite de Gilmour est pourtant loin d’avoir été forgée pour l’occasion. De Dark Side of the Moon à The Wall en passant par Wish You Were Here, la Strat surplombe la quasi-totalité de la discographie de Pink Floyd. Le guitariste met la main dessus en 70, une période basse pour Fender, que l’amour d’un Gilmour et d’un Hendrix ne manque pas de relancer (la preuve en est le choix d’une Strat pour « Reach out to Asia »). De là, l’évolution de la guitare se fait au grès de celle de la musique des Floyd - parce qu’il faut bien faire sortir ces sons d’un autre monde de quelque part. On passe alors de l’ajout, à la désinstallation, au remplacement, et parfois même à la réinstallation - le tout souvent répété - des connexions XLR, potards, micros, manche et vibrato. Difficile, même, de ne pas parler de désintégration pure et simple de cette relique lorsque Gilmour fait installer le manche de la Black Strat sur sa Stratocaster double-manche, qu’il utilise lors du Live at Pompeii (1972). Si l’expérience n’est pas concluante en elle-même, il en ressort une préférence pour le second manche, en palissandre, que le guitariste monte sur la Black Strat par la suite. Bref, ce sont ces innombrables rebondissements qui valent à l’instrument sa propre biographie (The Black Strat de Phil Taylor, manager de Pink Floyd) et le record, au moment de sa vente en 2019, de la guitare la plus chère du monde puisqu’elle part à 3,975,000 dollars. Les recettes des ventes de la collection de guitare de Gilmour avaient été reversées à Client Earth, une organisation de droit environnemental.
Mystique : la Martin D-18E de Kurt Cobain
Bien que Cobain soit l’artiste le plus récent cité ici (Nirvana explose au moment où Pink Floyd touche à sa fin), on ne s’étonne pas que ce soit sa Martin, vendue 6,010,000 dollars en 2020, la guitare la plus chère de l’histoire. Pourquoi ? Son propriétaire mis à part (si telle chose est possible) la guitare seule est une rareté. Datant de 59, le modèle est limité à 302 exemplaires, le septième desquels on retrouvera 45 ans plus tard sur le Unplugged in New-York de MTV. Elle est rendue plus unique encore du fait de l’ajout d’un micro Bartolini par Cobain, qui n’aimait pas le son des micros externes montés dessus. En plus de ça, si les guitares d’Hendrix ou de Lennon portent en elles une réminiscence des artistes eux-mêmes, les aléas de leur histoire en ont effacé l’emprunte et, pour cause, les deux furent entièrement nettoyées. La D-18, quant à elle, a été conservée telle qu’elle fut trouvée après la mort de Cobain : même cordes, même flight case, même flyer collé dessus au gaffer. Et à l’intérieur, les médiators, les jeux de cordes entamés, et même le pochon de velours pour le matos du chanteur, sont toujours là.
L’aspect brut et métallique de la guitare, de paire avec les accessoires qui y sont rattachés, semblent receler un morceau de la personnalité du chanteur. L’ensemble rappelle ce pour quoi on se souvient de lui : le côté punk, les images de Unplugged, la drogue… Mais il est surtout à l’image du mystère et de la tragédie d’un artiste mort trop tôt. Chaque objet semble figé dans le temps, comme stoppé dans son élan. On ressent, rien qu’à la vue des photos, quelque chose de déchirant - d’autant plus accentué par la rumeur selon laquelle ce serait sur cette guitare que Cobain aurait joué pour la dernière fois. Il me semble que c’est cette puissance émotionnelle dégagée par l’objet qui pourrait en justifier le prix, en ce qu’elle fait de la guitare - et des accessoires qui l’accompagnent - une œuvre d’art malgré elle. Une composition du hasard, faisant ressurgir toute la peine et la fascination de la perte, de l’impuissance et de l’inachevé.